Utilisateur:Gerard-emile/Brouillon Heidegger

travail sur Heidegger

Der Ursprung des Kunstwerkes est d’abord une conférence prononcée à Fribourg-en-Brisgau en novembre 1935, renouvelée en janvier 1936 à l’Université de Zurich. Le texte définitif est celui de trois conférences prononcées les 17 et 24 novembre et le 4 décembre 1936 à l’Université de Francfort, traduit par Wolfgang Brokmeier dans Chemins qui ne mènent nulle part[1] en allemand les Holzwege. Hans-Georg Gadamer[2]qui y assista révèle, combien cette conférence fit sensation en raison de « la conceptualité inouïe et surprenante qui osait s'élever autour de ce thème », où il était question de « Monde », mais aussi en contrepoint de « Terre », mots qui résonnaient « d'une tonalité mythique et gnostique »[N 1], du ciel et de la terre et aussi, du combat entre les deux[3].

Sur un fond bleu sale, une paire de vieux souliers en cuir usagées. L'une est renversée l'autre est ouverte, un lacé traine.
Van Gogh - Les souliers.

L'œuvre d'art comme dévoilement

Pour Heidegger, l'œuvre d'art est une puissance qui ouvre et « installe un monde ». Dans Être et Temps, la mondéité du monde (ce qui fait qu'un monde est monde, son essence) se montrait à travers la rupture accidentelle de la chaîne des renvois. Sur ce sujet, Christian Dubois[4] écrit « ce qui dans Être et Temps, montrait fugitivement, la mondéité du monde à même l'outil cassé, inopportun ou manquant, se montre cette cette fois à partir à partir du tableau qui révèle un monde et une terre » ; l'œuvre d'art, quant à elle, livre sa vérité en avançant librement à l'horizon du monde qu'elle ouvre, étrcoitement liée à la terre mère, comme autour des œuvres que constituent par exemple, l'irruption d'un temple grec dans la campagne sicilienne ou de simples souliers usagés dans le tableau de Van Gogh[5]. Par comparaison ce qui demandait, dans Être et Temps, dans le monde ambiant de la quotidienneté, un effort de l'observateur, une véritable expertise phénoménologique de l'outil, pour pouvoir dépasser les simples caractéristiques sensibles de la chose et y reconnaître péniblement l'ouverture d'un monde (celui de l'artisan par exemple), est maintenant directement révélé et dévoilé dans toute sa profondeur par la magie de l'art. L'apparence s'est maintenant renversée, ce n'est plus l'outil, en l'occurrence la paire de souliers, et l'être de cet outil qui révèlerait le monde, mais le « tableau-monde » qui nous révèle l'être de cette paire de souliers[6].

L'art et la Vérité

C'est dans la rencontre d'un « temple grec », c'est-à-dire en partant d'une « œuvre d'art » singulière que Heidegger prend comme point de départ dans sa conférence, qu'il entreprend son analyse de l'être de l'œuvre d'art. Dans un texte célèbre entièrement repris par Alain Boutot[7], Heidegger décrit comment avec le temple grec, son dieu, le rassemblement de toutes choses et ses liens avec la destinée humaine, un monde s'ordonne et « tandis que un monde s'ouvre, toutes choses reçoivent leur mouvement et leur repos, leur éloignement et leur proximité, leur ampleur et leur étroitesse ».

La pensée d'Heidegger nous dit Hadrien France-Lanord[8] subit ici « une mutation quant au déploiement de la vérité » que l'on constate dés 1930[N 2]. La vérité de l'être qui va se faire jour est moins le résultat d'un effort de la connaissance humaine, d'une éducation du goût, que d'un décèlement (un dévoilement), une alètheia. Dans l'exemple du tableau de Van Gogh sur une paire souliers usagés , nous êtions, nous dit Chritian Dubois « à la recherche de l'être de l'outil (ce que représente la paire de souliers) afin de penser l'être de l'œuvre mais l'œuvre elle-même nous a montré ce qu'était l'être de l'outil en l'inscrivant dans son monde. C'est donc à partir de l'œuvre, de sa portée monstrative que l'outil (la paire de souliers) peut être pensée ».


, à partir de l'exemple de l'irruption de l'œuvre d'art à l'horizon du monde, que ce soit le temple grec ou le tableau de Van Gogh, qui est moins le résultat d'un effort de la connaissance humaine, d'une éducation du goût, qu'un décèlement (un dévoilement) une alètheia dans la terminologie grecque, du fait de la tension entre les puissances de la Terre et du Ciel[9],[N 3], de la confrontation complexe entre les mouvements contradictoires de dé-couvrement et de recouvrement de l'étant, de brillance et d'obscurcissement, au sein de l'Ereignis. « L'art dans l'œuvre, porte l'être à la tenue et au paraître comme étant » selon Heidegger dans Introduction à la métaphysique, cité par Gérard Guest[10].


Le premier déploiement de pensée

L'influence du milieu

C'est autour de quelques thèmes majeurs comme la Phénoménologie de la Vie, la Logique et l'interprétation d'Aristote, le concept de Temps, la toute nouvelle Phénoménologie husserlienne, l'Interprétation de l'Histoire et de l'historicité, à l'occasion de fréquents débats et polémiques avec ses collègues, tenants de courants plus traditionnels (néo-kantisme, psychologisme, historicisme), que s'est forgé la forte originalité intellectuelle du jeune professeur à Marbourg. Servanne Jollivet[11] en fait le détail et conclut « Autant dire, que la pensée de Heidegger s'est élaborée dans une confrontation et un constant dialogue avec ses contemporains et prédécesseurs ».

Compte tenue de la nouveauté et de la richesse de ces travaux de jeunesse récemment dévoilés par la publication intégrale des œuvres, il n'est plus possible, note Marlène Zarader, de considérer cette période comme simplement préparatoire à son maître ouvrage, à savoir Être et Temps[12],[N 4].

les controverses de Marbourg

Pour qui s'interesse aux œuvres, travaux et conférences de jeunesse de Martin Heidegger, la principale difficulté consiste essentiellement à les « contextualiser », c'est-à-dire à les inscrire dans les discussions intellectuelles de son temps[13] et non à les lire à la lumière de travaux ultérieurs. C'est tout récemment que l'intérêt pour ce premier Heidegger, détaché d'une perspective généalogique sur Être et Temps, s'est manifesté. Dans cette perspective, le premier ouvrage de langue française consacré au « jeune Heidegger », date de 1996, issu d'un colloque organisé par Jean-François Marquet et Jean-François Courtine en Paris Sorbonne[14].

Au début du XXe siècle, des débats très vifs opposent les tenants du néo-kantisme (Heinrich Rickert) , les sociologues (Georg Simmel), les philosophes de la vie (Wilhelm Dilthey, Karl Jaspers)) et les historiens (Oswald Spengler) sur la question de l'objectivité des sciences historiques. Heidegger intervient dans le débat, renvoyant tout le monde dos à dos[N 5] en trouvant superficielles ces querelles qui toutes présupposent une réalité objective originaire restée inquestionnée quant à ses fondements ( les idées de succession de génération, de compatibilité ou non de cultures, de cycles historiques, de sens du progrès, dont il demande une justification préalable) si cette réalité estsuffisamment stable et déterminée pour faire l'objet d'une science, alors que pour Heidegger la question philosophique principielle qui reste en suspens est celle de leur trouver un fondement.

Le rejet de la philosophie dominante

Heidegger est amené à rejeter au cours de débats et controverses (voir Heidegger avant Être et Temps)— certains demeurés célèbres—, la philosophie dominante de son temps, à savoir le néokantisme, apparu vers la moitié du XIX siècle, auquel il reproche son abstraction (voir Controverse de Davos)[N 6] ; avec le kantisme, il rejette aussi le cartésianisme et toutes les philosophies issues ou subjuguées par les méthodes des sciences positives : l'anthropologie philosophique, la psychanalyse ainsi que toutes les philosophies dites de la vie ; enfin il reproche à Husserl l'ambition quasi scientifique de sa phénoménologie, à laquelle il préfère une phénoménologie plus orientée sur l'herméneutique et « l'expérience concrète de la vie humaine », dénommée la facticité[15],[N 7].

Il critique, en outre, les principes de l'anthropologie moderne à savoir, la notion de sujet, la notion de vie et la notion de personne. Tout au long de son œuvre revient comme un leitmotiv la critique du cogito de Descartes qui aurait ignoré le sens d'être du « Je suis » relève Marlène Zarader[16].

La question fondamentale

Toute l'œuvre de Martin Heidegger va être tendue par une seule question celle du sens du mot « être ». Alain Boutot[17] note « l'œuvre heideggerienne est portée toute entière par une seule et même question qui lui confère une unité fondamentale : la question de l'être, die Seinsfrage  ». Dés lors l'histoire métaphysique, l'histoire de la philosophie va apparaître souligne Jacques Taminiaux[18] « comme l'histoire de l'oubli croissant de l'Être, de la différence de l'être et de l'étant ».

Les premiers travaux

La question de l'histoire

Heidegger rencontre le problème de l'histoire tel qu'il est posé dans les controverses méthodologiques du début du siècle[19] En rejetant les positions des uns et des autres, Heidegger intervient dans des débats qui opposent au début du siècle, les tenants du néo-kantisme (Heinrich Rickert), les sociologues (Georg Simmel), les philosophes de la vie (Wilhelm Dilthey, Karl Jaspers), ainsi que les historiens (Oswald Spengler), sur la question de l'objectivité des sciences historiques. Pour Heidegger toutes ces conceptions pêchent de la même absence d'assise solide, car elles se fondent sur un même préjugé, le présupposé qu'il y a une réalité originaire donnée, à base de cohérence et d'enchaînement defaits historiques, pouvant faire l'objet d'une science, et qui est par exemple, l'observation de la succession des générations, l'observation de l'existence de cultures différentes, des cycles historiques, d'un apparent sens général d'évolution que l'on qualifie de « progrès » ou de « sens historique » et qui « toutes présupposent l'existence de totalités observables ou de processus cohérents », alors que pour Heidegger, il s'agit d'abord de les fonder[20].

La question de la théologie

Avec Heidegger, nous assistons à une réintroduction de la problématique théologique dans la philosophie sous la forme d'une critique d'un aspect particulier de la métaphysique qu'il nomme onto-théologie, science qui depuis son appellation par Kant, lie l'Être et Dieu (ou premier principe)[21]. Pour lui, la théologie dogmatique repose sur un fondement, un système philosophique, qui n'est pas issu directement du questionnement croyant à quoi il veut revenir[N 8].

Sous l'impulsion d'une relecture des épîtres de Paul, ainsi que des œuvres de Luther et de Kierkegaard, en compagnie du théologien protestant Rudolf Bultmann sur lequel il exerça, à travers l'analytique existentiale de Être et Temps, une influence « décisive », selon l'expression employée par le rédacteur de l'Encyclopédie du Protestantisme[22]. Il s'agit d'obtenir une explication plus originelle de l'être de l'homme devant Dieu note Jean Greisch « La théologie est en quête d'une interprétation plus originelle de l'être de l'homme devant Dieu » ; cela passe paradoxalement par l'affirmation d'une pensée qui se veut radicalement athée, comme le note encore Jean Greisch[23], qui dans son livre cite Heidegger « La philosophie en tant que telle, est athée, dès lors qu'elle se comprend radicalement ».

Les sources d'inspiration

Aristote redécouvert

Pour Hans-Georg Gadamer, seuls ceux qui étaient présent à Marbourg dans les salles de cours, dans les années 1920, ont pu mesurer le poids de la présence réelle d'Aristote dans la pensée du jeune professeur, mais d'un Aristote, nouveau, libéré de toutes les interprétations scolastiques déformantes accumulées[24].

Dans le cadre de ses travaux sur le fondement philosophique de la logique, Heidegger découvre que même chez Aristote, la theoria n'est pas une activité éthérée, détachée de la vie, de nature intemporelle, mais au contraire le fait d'un Dasein, historique, engagé dans une existence déterminée. Son intuition, lui dit que ce ne sont ni les Grecs, ni Aristote, qui furent à l'origine de cette coupure fondamentale entre théorie et pratique, mais leurs interprètes Scolastiques qui l'exagérèrent en portant une attention exclusive à sa métaphysique[25] au détriment des autres œuvres comme l'Éthique à Nicomaque, et De anima. Les écoles, nous dit Françoise Dastur[26] ont fait d'Aristote « le père de la « Logique » et l'inventeur de la « copule » », un penseur qui n'aurait compris l'être de l'étant qu'à travers la katégoria; réduction à laquelle Heidegger s'oppose en exhumant véritablement un Aristote inconnu, phénoménologue avant la lettre.

Il s'agira, pour lui, de mettre en évidence l'enracinement de la theoria et de la praxis dans le nouveau concept de « Souci »[27],[N 9] que lui avait fait découvrir, par ailleurs sa fréquentation du Livre X des confessions de Saint Augustin et ses travaux sur la vie des premiers chrétiens ( voir Phénoménologie de la vie religieuse ), dont il va s'acharner à trouver les linéament dans l'œuvre même du Stagirite en s'appuyant sur le concept de « prudence », la Phronesis φρόνησις[28] ; «Souci » qui va devenir progressivement l'essence même de l' « être » de l'homme dans Être et Temps[29]

En outre avec l'appui de l'héritage aristotélicien[N 10], le jeune professeur de Marbourg, va pouvoir innover en interprétant systématiquement les phénomènes fondamentaux de la vie facticielle ( les manières de se comporter du Dasein ), qui avaient été dégagés antérieurement, pour les porter, eux aussi, au niveau d'une détermination catégoriale[30], qui seront à la base des futurs « existentiaux », ou « catégories de l'existence », de Être et Temps.

Source religieuse

Søren Kierkegaard.

Sa sensibilité catholique chrétienne, qui l'a ouvert au caractère tragique et précaire de l'existence, ainsi que l'a souligné Jean Greisch, dans son livre de synthèse sur Être et Temps[31]. Hans-Georg Gadamer insiste également sur les origines religieuses du chemin de pensée[N 11] du philosophe. Marlène Zarader décèle plutôt, quant à elle, chez Heidegger, un héritage hébraïco-biblique qui constituerait pour le coup un impensé de sa philosophie[32] ; le privilège accordé dans ses premiers cours à la Phénoménologie de la vie religieuse, c'est-à-dire au vécu de la foi, chez les premiers chrétiens, par rapport à la phénoménologie de la religion, ayant, suggère t-elle, pour conséquence d'occulter même si cela n'en est pas le but recherché, tout l'héritage proprement hébraïque dans la pensée occidentale[33]. À ces sources religieuses anciennes, il convient d'ajouter l'influence plus contemporaine du penseur chrétien Kierkegaard, sur la compréhension heideggerienne des concepts d'« angoisse », d'« existence » et d'« instant »[34].

Impulsion phénoménologique

À l'influence de son maître Edmund Husserl, qui lui offre avec la phénoménologie à la fois une méthode d'exploration de la réalité et la formation à une exigence, le « retour aux choses mêmes »[N 12].Heidegger se convainc d'abord que c'est dans l'expérience la plus pragmatique et la plus naïve du monde que l'homme prend conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, remarque Christoph Jammes « la thèse fondamentale est la suivante : le vécu du monde ambiant n'est pas à concevoir théorétiquement »[35]. La primauté est reconnue à la quotidienneté ordinaire. Le Dasein y reçoit la première expérience concrète de l'« être », de « ce qui est ». Heidegger pense trouver dans l'« auto-interprétation » de la vie factive, comme le suggérait déjà Wilhelm Dilthey, dans son affirmation « Das Leben sich selber aus », « la vie s'interprète elle-même » le fondement recherché[N 13].

« Celui qui m'a accompagné dans ma recherche, c'est le jeune Luther, et mon modèle a été Aristote que Luther détestait, Kierkegaard m'a donné des impulsions ; les yeux c'est Husserl qui me les a implantés-Martin Heidegger-[36]. »

Les voies et les moyens

Le langage et la logique

« Le langage n'existe que là où il est parlé, c'est-à-dire entre les hommes », observe Heidegger d'après Jean Greisch qui précise « En passant du système clos sur lui-même, qui spécifie la « langue », à la parole vive de l'échange, ..Heidegger pose une première décision importante » [37], son rapport à l'existence est donc pour le penseur plus essentiel que son enfermement dans les règles de la « logique » et de la grammaire, dont la tradition s'est rendue coupable. Pour preuve, « la définition d'une « essence du langage » serait aussi problématique que la définition d'une « essence de l'homme » »[37].

le tournant herméneutique de la phénoménologie

C'est dans les années 1919-1923, qui correspondent au premier séjour de Heidegger à Fribourg comme Privatdozent, que le jeune professeur commence à prôner un retour à l'expérience concrète de la vie pour contrer la vision exlusivement théorique de la philosophie traditionnelle, et orienter ses recherches sur la vie facticielle, vie concrète, en laquelle, il commence à voir, la source de tout sens[N 14] ainsi que le fondement du philosopher, qui va constituer le chemin par lequel il cherche à se distinguer de la philosophie dominante de son époque[38]. Parce que de grands noms de la philosophie du XXe siècle comme Hannah Arendt, Hans-Georg Gadamer, Max Horkheimer, Hans Jonas, Karl Löwith, J. Ritter furent ses auditeurs, les cours de cette période se révèlent être une source centrale pour la compréhension de la philosophie de ce siècle [39].

Alors que les premiers essais de Heidegger de 1912 à 1915 le portaient à soutenir la nécessité d'une philosophie logique, comme science rigoureuse, dans la lignée des Recherches logiques de Husserl et de l'enseignement de son professeur néo-kantien Heinrich Rickert[40], se met progressivement en place, au contact de la Lebensphilosophie, une philosophie de la vie, et face à une « impossible Science de la Vie » une phénoménologie herméneutique proprement heideggerienne[41]. En perdant son caractère scientifique, la philosophie en tant qu'auto-compréhension de la vie garde néanmoins son caractère originaire en tant que science pré-théorique[42].

La transformation et l'appropriation de vieux concepts

C'est dans la ré-appropriation de très vieux concepts grecs comme Phusis, Logos, Alètheia, relevés par Marlène Zarader[43], et que celle-ci, qualifie de « paroles fondamentales »[N 15] et le travail d'interprétation effectué sur les concepts aristotéliciens et leur transformation dans le cadre de son analytique existentiale que s'expose la pensée du philosophe. « L'opération que Heidegger accomplit à travers son interprétation très serrée du texte consiste à « s'approprier » des déterminations conceptuelles aristotéliciennes et à les intégrer, après les avoir transformées, dans le cadre de son analytique de l'existence. »[44].

L'inventivité sémantique

Heidegger, pour mieux traduire sa pensée, innove avec le langage. Soit qu'il utilise des mots courants dont il détourne, déplace le sens à partir de considérations étymologiques, comme avec A-lètheia ou Da-sein, soit qu'il se livre à des reconstructions grammaticales, construisant ainsi des néologismes, comme avec Erschlossenheit. À l'exception de « Gestell » qui a « atteint l'intraduisibilité complète, sans parler de l'Ereignis » selon Kostas Axelos, la plupart des mots utilisés par Heidegger sont présents dans le dictionnaire allemand[45].

Ces innovations, qui constituent un frein à la compréhension de sa pensée, occasionnent plusieurs polémiques, dont en France, une majeure concernant les choix de traduction.

En 1931, Rudolf Carnap reprend les idées développées par Wittgenstein dans son Tractatus. Passant au crible un passage de Être et Temps, il en conclut à un énoncé dénué de sens (pseudo-proposition « qui ne contient que des mots pourvus de signification, mais agencés de telle façon qu'il n'en résulte aucun sens »)[46]. Une partie de la controverse est centrée sur l'utilisation de nichts/Das Nichts, que Heidegger modifiera dans une version ultérieure. Cette polémique induira une opposition durable entre les deux hommes : Heidegger parlera encore en 1964 de « deux positions d'antagonismes extrêmes » de la philosophie contemporaine. La critique n'est toutefois pas partagée par Wittgenstein [47].

En 1975, Pierre Bourdieu se livre à une violente attaque contre Être et Temps, sur la base d'une analyse lexicale[48].

Les traductions posent donc des problèmes de choix, dans toutes les langues : utiliser un vocabulaire courant pour expliquer la notion en jeu, utiliser le mot correspondant au mot allemand dans son sens d'origine, ou inventer des néologismes. En France, la traduction de Être et Temps par Vezin génère une polémique intense. Sa version provoque selon les auteurs un « tollé », un « scandale », sachant qu'avec la traduction alternative, non-autorisée, de Emmanuel Martineau, et celle antérieure de Rudolf Boehm et Alphonse De Waelhens (1972) toutes trois sont jugées par Dominique Janicaud comme relevant d'un « galimatias »[49]. Toutefois, Dominique Janicaud parle ensuite de la « relative lisibilité du texte et des choix [de traduction] cohérents » de la version de Martineau, qu'il a appréciés[50].

Françoise Dastur évoque, à propos de l'accueil de Être et Temps en France, « une interprétation et une réception « populaires » de son œuvre qui ne rend pas justice à la conscience qu’il prit des raisons de l’échec de son projet de 1927 et de la nécessité dans laquelle il se vit placé à partir des années trente d’utiliser un nouveau langage. » [51].

Penser et non philosopher

Heidegger, lui-même, a déclaré au colloque de Cerisy-la-Salle en 1955, selon Jean Beaufret[52] : « Il n'y a pas de philosophie de Heidegger. Et quand bien même il devrait y avoir quelque chose de ce genre, je ne m'y intéresserais pas, mais seulement à la chose même dont il y va en toute philosophie ». Il a souvent marqué sa préférence pour l'appellation de « chemin de pensée » (Denkweg), en direction de ce que Jean Beaufret qualifie de pensée plus « originelle »[53].

Heidegger s'oppose à la pensée explicative traditionnelle par les causes, pour laisser venir et accueillir ce dont il est question dans le langage, que la chose soit formulée ou non. Contrairement à tous ses prédécesseurs, il accordera, sous le nom de Erorterung, une place toute particulière à l'« informulé » qui toujours se réserve et fonde l'unité du texte ou de la pensée[54]. Heidegger se distingue de ses prédécesseurs en ce qu'il pratique une « véritable quête de l'impensé » dans l'étude de leurs œuvres. Pour Alain Boutot[55] « cette quête du « vouloir dire » ou de l'« impensé » est une caractéristique et une constante de l'exégèse heideggérienne ».

La déconstruction

Que la question du « sens de l'être » ait pu être, en tant que telle, oubliée depuis les grecs, entraîne une autre question quant à la nature et la solidité du fonds permanent de réponses ontologiques qui dominent depuis lors la pensée philosophique s'interroge Christian Dubois[56]. Sur quelle espèce d'évidence est ainsi assise l'idée de l'« être », lorsqu'elle est déterminée comme « présence sous jacente permanente » ? Tout « questionner » philosophique serait dans l'histoire de la philosophie souterrainement pré-orienté par un sens évident et enfoui, qu'il s'agit de mettre à jour. C'est par un travail de « déconstruction » Dékstruction, de la tradition, qui n'est en rien une destruction au sens français, mais un démontage intéressé des pièces, que Heidegger compte y parvenir[56].

L'ontologie fondamentale

La question de l'existence

« Le Dasein ne peut être défini dans ce qu'il est, dans sa nature que par sa manière d'être. Il a une manière d'être spécifique qui est nommée existence »[57]. C'est donc à une analyse de l'existence du Dasein, autrement dit des vécus de l'homme, que Heidegger procède à travers ce qu'il appelle l'« analytique existentiale » ou « ontologie fondamentale » ; analyse dont il espère qu'elle va pouvoir lui procurer la base métaphysique recherchée, « préparatoire à la question de l'être »[58] et qui l'amène à explorer , la structure d'un nouveau concept, celui d'« être-au-monde ». Le rapport à une extériorité à une totalité est ce qui se donne en toute priorité lorsque l'on cherche à caractériser l'homme en son être[59],[N 16].

L'« être-au-monde » se présente comme une structure unitaire en mouvement, complexe[60] que Heidegger va tenter d'unifier dans ses multiples moments en faisant appel au concept de « Souci »[61]. Ce « souci » Die Sorge, reflète selon Jean Greisch[62] « que la structure formelle du Dasein consite dans le fait qu'il est un étant pour qui dans son « être-au-monde » , il y va de son être, le souci est le terme pour désigner l'être du Dasein tout court. »

« Le Dasein ontologiquement compris est Souci »

— Heidegger, Être et Temps trad Vezin p. 91

.

Le Dasein dans le « souci de soi »[63], est dans la nécessité de réaliser l'une ou l'autre de ses possibilités : soit être responsable de son existence, en ce cas il est qualifié d'« authentique »[N 17], soit déposer cette responsabilité et être considéré comme « inauthentique ». L'inauthenticité est le fait d'un Dasein qui se comprend lui-même à partir de ce dont il se préoccupe et non pas à partir de son propre « pouvoir-être » fini, et dans ce cas se laisse conduire par le « On », qui représente l'expression de l'opinion moyenne. Le Dasein vivant la plupart du temps sur un mode impropre, se convoque lui-même l'appel de la conscience) au nom de son étrangeté essentielle à quitter le « On », à quitter sa fascination pour le monde[64].

L'être et le temps

Être et Temps
Articulation des principaux concepts de Être et Temps

D'abord lire Être et Temps

Selon Christian Dubois, quiconque tente de pénétrer dans la pensée de Martin Heidegger doit commencer par lire Être et Temps de 1927[65]. Néanmoins Maxence Caron suggère, compte tenu qu’Être et Temps est une œuvre « extrêmement concentrée », qu'il est plus judicieux, pour accéder à la pensée heideggerienne, de commencer par lire certains cours de la fin des années 1920, récemment traduits en français, qui encadrent la publication de l’œuvre[N 18].

Les lecteurs francophones disposent de deux traductions, après celle partielle de Rudolf Boehm et Alphonse De Waelhens en 1964 : celle, autorisée, de François Vezin[66], complète et enrichie de notes du traducteur, et celle de Emmanuel Martineau, partielle, non-autorisée et hors commerce mais accessible en ligne[67]. Pour ce qui concerne le commentaire, le public francophone dispose de deux ouvrages récents, à savoir les commentaires de Jean Greisch[68] et de Marlène Zarader[69].

Il faut cependant garder à l'esprit qu’Être et Temps, malgré son importance, nous dit Christian Dubois[N 19], « ne fut qu'une étape dans le mouvement de sa pensée »[N 20].

Cet ouvrage, qui apparaît comme un premier aboutissement, est une de ces œuvres majeures de la philosophie que certains ont pu comparer à la Métaphysique d'Aristote. Toutefois elle n'est que la première partie d'un projet qui ne fut pas mené à terme. Il s'agissait au départ de développer une intuition majeure de Heidegger quant au sens temporel de l'« être ». À cette époque Heidegger n'ayant pas encore rompu totalement avec la métaphysique[N 21], il s'agissait de parvenir à lui assurer un fondement solide par l'exploration du sens unitaire de l'Être qu'Aristote avait raté en concluant à la polysémie incontournable de ce concept. Heidegger entreprend de dévoiler ce sens unitaire en partant de la temporalité de l'étant concerné, le Dasein que les premières études avaient mis au jour dans son exploration de la « phénoménologie de la vie »[70] ; l'homme lui-même n'est plus défini comme une nature, une essence invariable et universelle, mais comme un « pouvoir-être ». L'existence prend le pas sur l'essence avec la célèbre formule qui donnera naissance à l'existentialisme :

« L'essence du Dasein réside dans son existence »

— Être et Temps, § 9

De l’aveu même de son auteur, Martin Heidegger, cette tentative aboutit à un échec[71], la deuxième partie et la troisième section de la première partie n'ayant jamais pu être rédigés. De cet échec, Heidegger retire la conviction que la métaphysique est définitivement dans l'incapacité d'atteindre sa propre vérité, à savoir la différence de l'être et de l'étant[N 22].

« La question du sens de l'être reste à l'issue de ce livre inachevée, en attente d'une réponse. Elle demandera, sur la base de l'acquis de cette œuvre, jamais renié, le courage et la puissance de la pensée pour se frayer de nouveaux chemins »[72].

Telle qu'elle fut livrée, cette œuvre avec celles qui la précisent[73],[74],[75], marque néanmoins, par sa nouveauté, un tournant important dans la philosophie occidentale, note un de ses critiques les plus sévères (Levinas). On y trouve, dans une floraison extraordinaire, l'apparition de nouveaux concepts appelés à faire carrière dans toute la philosophie et au-delà, tels que Dasein, Monde et mondéité, être-au-monde, être-pour-la-mort, être-avec, être-en-faute, être-jeté.

Le problème de la conjonction de l'être et du temps a été réabordé d'un point de départ différent à l' occasion de la conférence capitale de 1962 Temps et être rapporte Alain Boutot[76] « Heidegger ne part plus d'une élucidation de la constitution d'être de l'étant comprenant l'être, il ne part plus du Dasein, mais simplement de la caractérisation de l'être comme Anwesen, présence qui traverse toute la tradition occidentale ».

Le coup d'envoi de la question de l'être

Franz Brentano.

De sa lecture de la thèse de Franz Brentano[77], le jeune Heidegger avait retenu que pour Aristote « l'être se dit de multiples manières » et outre son sens catégorial, il se dit aussi au sens de propriété, de possibilité, d'actualité et de vérité que Brentano avaient négligés[78].

L'édition intégrale des œuvres de Heidegger, la Gesamtausgabe qui devrait comporter 102 à 108 volumes quand la publication en sera achevée, sera en grande partie constituée de ses cours, dont beaucoup entreprennent de réinterroger la tradition philosophique occidentale depuis ses origines grecques à travers ses principaux représentants (Platon et Aristote, Kant, Hegel et Nietzsche, etc..).

Alain Boutot souligne« l'œuvre heideggerienne est portée toute entière par une seule et même question qui lui confère son unité fondamentale : la question de l'être, die Seinsfrage »[79]. Alain Boutot estime que, de la lecture dans sa jeunesse de la dissertation de Franz Brentano intitulée De la signification multiple de l'étant chez Aristote, Heidegger avait retenu « l'énigme qui lui avait donné naissance et que s'il est vrai que l'être se dit en plusieurs sens quelle est alors, la signification fondamentale de l'être, quelle est la détermination « unitaire » de l'être qui régit toutes ces significations, bref que veut dire être ? »[80]. Boutot considère également que « Cette question ( de l'être) inspirait encore Platon et Aristote, mais s'est éteinte avec eux, du moins comme thème explicite d'une vraie recherche Les philosophes qui leur ont succédé n'ont fait que reprendre sans s'interroger davantage, les déterminations ontologiques que ces deux penseurs avaient découvertes »[81]. Selon lui, au seuil de son livre Être et Temps Heidegger écrit « L'élaboration de la question de l'être est l'objet du présent travail, son but provisoire est de fournir une interprétation du temps comme horizon de toute compréhension de l'être »[81]. Ce lien de compréhension entre être et temps est aussi souligné par Christian Dubois : « Ce gigantesque ébranlement se produit d'abord en 1927, dans ce maître livre Être et Temps. Tout Être et Temps est tendu vers la possibilité de montrer et de dire ceci : être veut dire temps. »[82].

La question du temps

Avec le fondement du Temps, Heidegger cherche à établir que l'être de l'homme n'est pas seulement « dans le temps », « temporel » comme l'on dit habituellement, mais qu'il « s'identifie » au temps selon l'expression d'Alain Boutot[83] « le Dasein, est non seulement temporel en son être mais s'identifie au temps lui-même, non certes au temps conçu comme une suite de maintenant mais à une figure plus originaire du temps ». Le temps ordinaire, celui des horloges, dérive de la temporalité propre du Dasein « Heidegger veut réserver un droit autonome au temps en tant qu'il jaillit de la temporalité du Dasein »[84].

Ce temps « extatique », propre au Dasein, va, dans une conférence de 1924[85] se décomposer en trois moments ou extases, l'« à-venir », l'« avoir été », le « présent ». [86] conférence, suivi l'année d'après du cours sur les Prolégomènes à l'histoire du concept de temps professé à Marbourg en 1925, et devenir le phénomène qui va se trouver à l'origine du temps normal ou vulgaire. Ce dernier n'a plus comme statut que d'être un temps dérivé, qui trouve son fondement et sa possibilité dans le premier ; pour distinguer ce temps originaire, Heidegger va le qualifier de « temporal », ou « historial »[N 23]. Cet « être-là », est qualifié de temporal selon Françoise Dastur « parce qu'il constitue l'horizon unitaire du projet « extatique » du Dasein »[87].

Une nouvelle approche de l'homme

Le Dasein et ses modes essentiels

Le concept de Dasein tente de thématiser, selon Alain Boutot, l'homme que nous sommes nous même, à travers sa détermination la plus essentielle, à savoir : « l'être qui comprend l'être »[88]. L'« être » de cet étant, révèle progressivement sa complexité tout au long de l'analytique qui lui est consacrée dans l'ouvrage Être et Temps. Au cœur de cette analyse, s'expose d'abord une structure fondamentale l' « être-au-monde », puis les multiples guises ou modes sous lesquels le Dasein journalier et quotidien apparaît : « être-jeté » ; « être-avec » ; « être-en-faute » ; « être-vers-la-mort ». Hadrien France-Lanord[89] note à propos du sein « qu'il donne en tant que verbe, sa résonance particulière à ce mot singulier qui est essentiellement un mouvement... Dasein est un « avoir à être » ».

Une nouvelle approche du Monde

« Le monde n'est plus une totalité objective d'étants, un contenant propre à recevoir des objets, mais la manière d'être qui est celle de l'être humain en tant que Dasein » résume Dominique Saatdjian[90]. La plupart du temps ignorée, cette mondéité (ce qui fait qu'un monde est monde, son essence), se montre dans Être et Temps d'une manière fugitive, au sein même de l'« ustensilité », lorsqu'elle ne joue plus, à même l'outil cassé et la rupture de la chaîne des renvois ( voir les choses du monde).

Le deuxième déploiement de pensée

Alain Boutot[91] résume ainsi l'orientation de ce deuxième déploiement, correspondant au « Tournant »  « Alors qu'à l'époque de Être et Temps, Heidegger abordait la tradition à la lumière de l'ontologie fondamentale, il l'envisagera aprés le tournant, à la lumière de la pensée de l'être »

La question de la vérité

Dès Être et Temps, Heidegger interroge un concept pivot de la métaphysique, celui de « Vérité », défini depuis Aristote comme adéquation entre l'idée et la chose, qui de fait s'est historiquement prêté à de nombreuses variations rappelle Jacques Taminiaux[92] Dans des analyses célèbres portant sur des fragments de textes attribués aux premiers pré-socratiques, Heidegger exhume le « sens originaire du concept de vérité » comme Alètheia ou dévoilement, Unverborgenheit, qui n'est pas un concept de relation, mais que Heidegger, interprète en prenant appui sur l'« a » privatif appliqué à la Léthé comme l'expression d'un « surgissement hors du retrait »[93]. Une première mutation de l'essence de la vérité est survenue avec la détermination platonicienne de l'être comme idea, premier pas que Heidegger va qualifier de « catastrophe »[94],[95].

Les époques de la vérité

Ce concept après sa forme Scolastique, a subi au cours du temps de nombreuses métamorphoses[96], mais la variation décisive pour l'avènement du règne de la « Technique » se trouve formulée dans les travaux de Descartes avec la prévalence absolue de la « vérité-certitude » qui impose aux choses de se soumettre, dans un complet renversement, à la mathesis[97]. Connaître est devenu le moyen de s'assurer d'un pouvoir sur l'étant.

L'oubli de l'être et le tropisme grec

Hans-Georg Gadamer parle à propos de la lecture des premiers penseurs « d'interprétations archaïsantes de Heidegger qui, en y flairant une expérience originaire de l'être (et du néant), nous ont fait sentir la nécessité de nous approcher de ces textes dans toute leur obscurité et leur brièveté fragmentaire en les lisant à rebours de la conception hégelienne de la « raison dans l'histoire » de la pensée »[98].

Dépassement de la métaphysique et autre commencement

L'époque de la technique comme phase ultime de l'histoire de l'être

Friedrich Nietzsche.

Dans ses derniers travaux, Heidegger s'est attaché à mettre à jour les fondements métaphysiques de la modernité[99]. L'étude de ces fondements « engage la remémoration interrogative de la longue histoire de la métaphysique », de faire un pas en deçà de la technique que Jacques Taminiaux qualifie de « figure de la métaphysique qui régit notre présent et planifie notre avenir »[100].

« Le phénomène fondamental des Temps modernes n'est pas la Science pour Heidegger , mais la technique, dont la science elle-même n'est qu'une des multiples facettes » nous dit Alain Boutot[101]. Pour Heidegger la technique moderne « ne se résume pas à la mise en œuvre de procédés pour obtenir un résultat déterminé » (sens trivial actuel) ; en son essence la technique est « un dévoilement » en vertu duquel, « la nature est mise en demeure de livrer une énergie »[101]. La technique est parallèle à l'universalisation de la pensée calculatrice « qui planifie tout ce qui est.. qui bien avant le machinisme a conçu la nature comme un vaste mécanisme. » ajoute Jacques Taminiaux[102]. Alain Boutot expose « Conçue ainsi, la technique n'a jamais selon Heidegger un sens étroitement technologique mais possède une signification métaphysique en caractérisant le type de rapport que l'homme moderne entretient avec le monde qui l'entoure »[101].

C'est cette volonté de calculabilité universelle, y compris sur l'humain, que Heidegger va explorer sous le nom de « nihilisme » dans son cours sur Nietzsche[103] et dont il fait commencer le règne avec la naissance de la métaphysique. Jacques Taminiaux dans sa contribution intitulée L'essence vraie de la technique fait un bref résumé de l'histoire de la métaphysique[104]. Dans une étape ultime, l'époque moderne de la technique, dessine un homme, bien moins maître de lui, mis en demeure par le Gestell , traduit difficilement par Dispositif, ou « déferlement de la technique ». Jacques Taminiaux constate « Bien plutôt, il est lui-même, mis en demeure par le gestell, défié par celui-ci,comme par un appel qui ne cesse de lui demander des comptes et de lui intimer d'aborder tout ce qui est, comme un fonds sommé de donner ses raisons. »[105]. et il conclut « S'il en va bien ainsi, combien naïves les conceptions qui réclament que l'homme reprenne en main la technique ou lui ajoute un supplément d'âme. »[105].

Un drôle d'humanisme

Le berger, gravure de Victor Dedoncker

L'homme habite en poète

Heidegger, inaugure dans ses œuvres de maturité un humanisme de l'« habiter », dans une espèce de retour à l'« éthos », ἦθος grec, contre un humanisme traditionnel de l'« essence », où « l'homme va briller par son absence »[106]. Cet humanisme que Heidegger, lui-même, qualifie « une étrange sorte d'humanisme, ein Humanismus selsamer Art  »remarque rapporté par Jean-François Marquet[106]. Ce dernier précise, en redéfinissant le terme Wesen à partir de son étymologie en vieil allemand, « l'humanisme de Heidegger se définit ainsi non comme un humanisme de l'homme pensé comme sujet, mais comme un humanisme du Wesen , de l'« habiter » de l'homme, de son éthos .. »[107].

En parallèle, Heidegger souligne dans la Lettre sur l'humanisme[108], combien est importante, ce qu'il appelle « la maison du langage » , cet « habiter » par la parole en tant que « vérité de l'être ». Par le langage « l'homme habite en poète » dit Hölderlin, dans une expression que Heidegger reprend à son compte[109]. Encore faut-il que le langage demeure dans la vérité de son essence et ne se dégrade pas, au point de devenir un simple outil de communication, auquel cas comme le dit Jean-François Marquet, le destin de l'homme d'aujourd'hui resterait « wahr-los, sans garde comme sans vérité, sans nom comme sans patrie dans la mesure même où la parole a cessé d'être pour nous la maison pour devenir un outil » [110].

Dans cette même Lettre sur l'humanisme[111], Heidegger recourt à la métaphore du berger, l'homme perd ce qui lui restait de caractère auto-centré pour devenir, dans son Dasein, le lieu, l'éclaircie, où peut se déployer l'événement de l'être il se fait « gardien de la vérité de l'être ».

L'errance de l'homme

Ailleurs, dans Introduction à la métaphysique, publié en France en 1958, Heidegger soutient, que l'homme est par essence Unheimlich, sans abri et sans foyer[112], livré sans défense aux turbulences de l'être, thèse que Heidegger aurait retiré de la lecture des tragédies de Sophocle, notamment, selon Françoise Dastur, d'Œdipe roi[113], interprétation qui est reprise avec force dans la Lettre sur l'humanisme[114]. Alain Boutot précise que selon Heidegger « l'errance n'est pas imputable à la faiblesse ou à l'inattention de l'homme ...la dissimulation appartient à l'essence originaire de la vérité. »[115].

Un monde se donne à voir

L'œuvre d'art comme dévoilement

Van Gogh - Les souliers.

Pour Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerkes est d’abord une conférence prononcée à Fribourg-en-Brisgau en novembre 1935, où l'œuvre d'art devient une puissance qui ouvre et « installe un monde »[116]. Alors que dans Être et Temps, la mondéité du monde (ce qui fait qu'un monde est monde, son essence) se montrait d'une manière fugitive, dans l'« ustensilité », à même l'outil cassé et la rupture de la chaîne des renvois ( voir les choses du monde), l'œuvre d'art livre sa vérité , quant à elle, en avançant librement à l'horizon du monde. Heidegger décrit ce phénomène en prenant appui sur l'exemple de l'irruption d'un temple grec dans la campagne sicilienne ou de simples souliers usagés dans un tableau de Van Gogh[117]. Par un véritable renversement de perspective, le « tableau-monde » nous révèle directement l'être de cette paire de souliers à travers la suggestion du monde paysan[118].

La poésie avec Holderlin

L'éreignis et la quadrité

La dernière figure du monde s'expose sous le concept de Quadriparti das Geviert qui regroupe les quatre puissances élémentaires du ciel, de la terre des hommes et du divin dont Alain Boutot[119] précise « qu'il est le fondement sans fond à partir duquel tout ce qui est, non seulement les quatre qui le composent, mais aussi les choses qu'il abrite, se trouve libéré et porté jusqu'à soi-même » et que Heidegger met à jour pour la première fois dans la conférence La chose , chose dont il montre à travers l'exemple de la « cruche », que l'être (la choséité) ne se limite pas à l'utilité.

Le danger, die Gefhart

Avec Heidegger, l'Être est sommé de rendre compte des pires excès de l'histoire contemporaine (notamment l'extermination industrielle de l'homme par l'homme). Il s'agit de s'atteler à la tâche de penser ce qui les a rendu possible, écrit Gérard Guest[120]« car le mal ne peut plus être circonscrit à ce qui est moralement mauvais, ni non plus limité à n'être jamais qu'un défaut et un manquement au sein de l'étant »
Heidegger nous en avertit :

« Mit dem Heilen zumal esrscheint in der Lichtung des Seins das Böse . Avec l'Indemne tout ensemble apparaît dans l'éclaircie de l'Être, le mal »

— Heidegger, Lettre sur L'humanisme, Aubier, page 156

Heidegger aura été le penseur du « danger en l'Être » et celui de la « malignité de l'Être » notamment celui qui nous avertit du danger qui gît au cœur de « l'aître de la technique planétaire » qui a d'ores et déjà atteint « l'être humain dans son être même » .

Les critiques

Notoriété et influence

Références

Notes