Oremus et pro perfidis Judaeis

L’expression latine Oremus et pro perfidis Judaeis était l’exorde d’une oraison prononcée dans la liturgie catholique lors de la prière du Vendredi saint. Introduite au VIIe siècle, elle signifiait originellement « Prions aussi pour les Juifs incroyants »[2] ou « Prions aussi pour les Juifs infidèles », au sens où ces derniers n'adhéraient pas à la foi chrétienne[N 1],[N 2]. Cependant, avec l’évolution de la liturgie et les traductions dans les langues communes, notamment le français (« Prions aussi pour les Juifs perfides afin que Dieu Notre Seigneur enlève le voile qui couvre leurs cœurs et qu’eux aussi reconnaissent Jésus, le Christ, Notre-Seigneur »), l’expression a rapidement changé de sens. Elle est devenue très vite, dans un contexte d’antijudaïsme, synonyme de la « déloyauté » et de la « fourberie »[3] attachées à la « perfidie juive », et par là même une attaque antisémite.

Le thème de l’« aveuglement » du peuple juif[1] contenu dans la prière est illustré par la Synagogue aux yeux bandés, cathédrale de Strasbourg, portail sud, milieu du XIIIe siècle.

Cette terminologie a suscité des controverses depuis le début du XIXe siècle aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Église catholique. Les discussions officielles au sein de la hiérarchie catholique commencèrent dans les années 1920. En 1959, le pape Jean XXIII supprime les termes contestés (perfidis ainsi que perfidiam[4], qui figuraient dans l’oraison)[5].

L'historien Jules Isaac dénonce ce qu'il appelle « l'Enseignement du mépris », à travers des siècles de catéchèse qui ont persuadé les chrétiens de la perfidie juive et de son caractère satanique, soulignant le lien entre les pratiques de l'antisémitisme chrétien et le système hitlérien. Il évoque notamment les « préjugés antijuifs, les sentiments de méfiance, de mépris, d'hostilité et de haine à l'égard des Juifs, qu'ils soient de religion israélite ou simplement de famille juive »[6].

Après le concile Vatican II, ces termes ne réapparaissent pas. De plus, les allusions à la conversion des juifs sont supprimées. Depuis le missel de Paul VI, promulgué en 1970, la formulation souligne l’élection d’Israël en tant que peuple de Dieu et ne lui demande plus de reconnaître le Christ, acceptant ainsi le judaïsme.

Le motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI (2007) a repris la demande de conversion des Juifs au christianisme, initiative qui a soulevé des inquiétudes chez les Juifs ainsi que dans le milieu du dialogue judéo-chrétien.

Par le motu proprio Traditionis custodes (2021), le pape François a abrogé Summorum Pontificum.

L'ancienne formule

Le texte et les adjectifs perfidus et perfidia

Dans le Missale Romanum, le texte était le suivant depuis 1570 :

« Oremus et pro perfidis Judaeis : Ut Deus et Dominus noster auferat velamen de cordibus eorum ut et ipsi agnoscant Jesum Christum Dominum nostrum. (Non respondetur Amen, nec dicitur Oremus aut Flectamus genua, aut Levate, sed statim dicitur :) Omnipotens sempiterne Deus qui etiam judaicam perfidiam a tua misericordia non repellis; exaudi preces nostras quas pro illius populi obcaecatione deferimus, ut agnita veritatis tuae luce quae Christus est, a suis tenebris eruantur. Per eumdem Dominum nostrum Jesum Christum Filium tuum, qui tecum vivit et regnat in unitate Spiritus Sancti Deus, per omnia saecula saeculorum. Amen »

En latin classique, l’adjectif perfidus a le sens de « qui manque à sa parole ou à son serment, traître, perfide, faux[7] » ou « sans foi[8] ». Toutefois, selon l’acception du bas latin ou « latin d’Eglise » utilisé lors de l’instauration de cette prière, au VIIe siècle, perfidus peut être le simple antonyme de fidelis et donc signifier « non fidèle[9] », « sans foi, infidèle, incrédule, incroyant, païen[10] ».

Bernard Blumenkranz, dans « Perfidia »[11], fait une étude sur le sens de « perfidia » et « perfidius » chez des auteurs chrétiens latins du Ve au XIe siècle. Selon lui, la signification de ces termes varie d'un auteur à l'autre, mais a, le plus souvent, le sens religieux : « incroyance », « incroyant ». Le sens de Perfidia est dans certains cas plus défini et devient « incroyance malveillante » ou « incroyance persécutrice ». « Perfidia » peut aussi signifier, selon les auteurs, « rupture de foi », « fausse croyance », « croyance erronée », « refus de croire » ou « manque de confiance »[12].

Place dans la liturgie catholique

L’exorde est inclus dans la prière du Vendredi saint, oraison prononcée dans la liturgie catholique lors de la semaine pascale.

Cette prière comprend plusieurs intentions, pour le pape, pour l'Église, pour les Juifs, pour les païens, etc.Après chaque intention, les fidèles sont invités à s'agenouiller et à prier en silence.

Au VIIIe siècle, l'agenouillement et la prière silencieuse furent supprimés à la fin de l'exorde pour les Juifs[2], et rétablis en 1955.

Les traductions

Seul le latin était utilisé pour la liturgie. D’un missel à l’autre, le texte latin était identique. En revanche, surtout depuis le XVIIIe siècle, il existait des éditions bilingues du missel pour faciliter la compréhension des fidèles pendant l’office[13]. La traduction des textes liturgiques en langues communes variait selon les éditeurs alors même que ceux-ci avaient reçu l’approbation de l’Église catholique. Il existait donc, en même temps, dans une même langue, plusieurs traductions autorisées.

« Prions aussi pour les perfides Juifs » traduction du Nouveau Paroissien romain (français-latin), éd. Brepols (1905)

Selon Bernhard Blumenkranz, la plupart[14] des missels français rendaient perfidis par perfides. Par exemple, le Nouveau Paroissien romain de 1905 publié par les éditions Brepols traduisait « perfidis Judaeis » par « perfides Juifs » et, dans l’oraison, « judaicam perfidiam » par « Juifs perfides ». Toutefois, un ouvrage fort répandu dans la première moitié du XXe siècle, le Missel quotidien et vespéral de dom Lefebvre (1920)[15], vendu à 100 000 exemplaires dès sa première année et réédité plus de 80 fois, traduisait ainsi l’exorde : « Prions aussi pour les Juifs parjures, afin que Dieu notre Seigneur ôte le voile de leurs cœurs et leur donne de connaître, eux aussi, Jésus-Christ notre Seigneur. » Au début des années 1950, une traduction anglophone de « perfidis Judaeis » était « faithless Jews ».

Toujours selon les termes du missel de dom Lefebvre, on enjoignait ensuite aux fidèles de ne pas s’agenouiller (« On ne répond pas : “Amen” et on ne dit pas “prions”, ni “mettons-nous à genoux”, ni “levez-vous”, mais on poursuit aussitôt »). Enfin venait l’oraison :

« Dieu éternel et tout-puissant, qui n’écartez point de votre miséricorde même les Juifs parjures, écoutez les prières que nous vous adressons pour ce peuple aveuglé : donnez-leur de connaître la lumière de votre vérité, qui est le Christ, afin qu’ils soient arrachés à leurs ténèbres. Par le même Jésus-Christ, notre Seigneur qui vit et règne avec vous dans l’unité du Saint-Esprit, Dieu pour les siècles des siècles. Amen[16]. »

Origine et évolution

La liturgie

Dès l’époque de la rupture avec le judaïsme, à partir du IIe siècle, de grandes figures du christianisme ancien comme Méliton de Sardes ou Jean Chrysostome ont développé des arguments violemment hostiles aux Juifs. L’expression « pro perfidis Judæis » s’est inscrite plus tard dans la liturgie du Vendredi saint au VIIe siècle. Puis, à la fin du VIIIe siècle, l’agenouillement et la prière silencieuse, qui précédaient les autres demandes de la prière universelle, furent abolis dans le cas de cette oraison.

Missel romain, éd. Mame, Tours, 1889

Autant l’abolition de la génuflexion paraît symptomatique à Bernhard Blumenkranz, autant le choix des mots, du moins à l’origine, ne lui semble pas suspect. Il traduit ainsi la première phrase : « Prions aussi pour les Juifs incroyants, pour que notre Dieu et Seigneur enlève le voile de leurs cœurs et pour qu’eux aussi reconnaissent Jésus-Christ, notre Seigneur[2]. » Il souligne : « Nous traduisons perfidia et perfidus par « incroyance » respectivement « incroyant ». » Il se réfère à son étude « Perfidia[17] » ainsi qu’aux travaux de John Maria Oesterreicher et de Jules Isaac[18]. Il note que « d’une manière générale, les morceaux liturgiques à caractère antijuif prononcé resteront toujours rares » dans l’histoire de l’Église, tout en relevant néanmoins des « exceptions » telles que « l’exhortation contre les Juifs par Roclen, évêque de Mâcon ». Mais cette oraison pour laquelle les fidèles ne s’agenouillaient plus est, quant à elle, devenue depuis le VIIIe siècle, « fortement chargée d’une note d’hostilité qui en altérait profondément le sens et l’intention ».

Pour Jules Isaac, on ne saurait parler d’antisémitisme populaire à cette époque et cette « brutale modification liturgique » a donc toutes chances d’avoir été imposée par l’Église « comme un moyen de faire pression sur le peuple, de lui inculquer jusque dans la prière la forte dose nécessaire d’antijudaïsme ». En cela, son analyse diffère de celles d'Erik Peterson et de John Maria Oesterreicher, tous deux considérant que « le changement est originaire non de Rome mais de Gaule[19] ». Même s’il a connu des applications variables[20], ce changement, selon Jules Isaac, « a été adopté, consacré et finalement partout imposé par Rome », se situant « dans la ligne, tracée par les Pères de l’Église, de l’enseignement du mépris ». La confirmation en est apportée, pour Jules Isaac comme pour Erik Peterson, par une innovation à peu près contemporaine de l'abolition de la génuflexion : l'introduction des Impropères dans la liturgie, texte qui accuse ouvertement les Juifs de déicide et avec lequel « l'enseignement du mépris a trouvé […] son plus puissant renfort[21] ».

La notion de « mépris » est l’une des lignes directrices de l’analyse de Michel Remaud[22], qui observe : « Ces termes n’avaient pas en latin le sens de perfides et de perfidie, qu’ils ont acquis en français et dans les langues issues du latin. Ils signifiaient seulement que les juifs étaient infidèles, c’est-à-dire qu’ils n’adhéraient pas à la foi chrétienne[23]. » Il ajoute néanmoins que cette signification « ne pouvait pas empêcher une interprétation malveillante et antijuive de ces mots, que l’enseignement chrétien courant, largement teinté d’antijudaïsme, portait à comprendre spontanément dans le sens des langues modernes ».

Selon Michel Remaud, cet antijudaïsme de l’Église romaine est cependant à mettre en rapport avec celui des Églises d’Orient. Citant le frère Yohanan Elihai[24], il écrit : « Les mots perfidis et perfidiam – dont il faut se réjouir qu’ils aient disparu de la liturgie catholique – étaient sans commune mesure avec les formules que l’on trouve dans certaines liturgies orientales, byzantine, syrienne ou autres, sur la “race adultère et infidèle des juifs”, la “synagogue qui est condamnée”, “l’essaim des déicides, la race impie des juifs”, “le peuple maudit des juifs”, et autres amabilités[25]. »

La suppression de la génuflexion

Bernhard Blumenkranz établit une corrélation entre la suppression de l'agenouillement et une forme de mépris. Il écrit : « La prière elle-même ne comporte aucune pointe antijuive. Mais, la pointe elle-même lui fut ajoutée – intentionnellement ou par simple erreur – à partir du VIIIe siècle. C’est alors que nous rencontrons la première fois l’instruction, dans un ordo romain de la messe, de s’abstenir de la génuflexion lors de la prière pour les Juifs[2]. »

Dans Genèse de l’antisémitisme, Jules Isaac réserve un chapitre entier[21] à « Oremus et pro perfidis Judaeis ». Il indique trois sources principales à sa réflexion[26]. Comme Bernhard Blumenkranz, il accorde une importance primordiale à la suppression de la génuflexion lors de la prière pour les Juifs et y voit un « caractère offensant, méprisant ». L'intention « miséricordieuse » du début a selon ses propres termes « dégénéré dès le premier millénaire en une double offense » : d'une part « l'offense verbale », c'est-à-dire l'interprétation péjorative des mots perfidis et perfidiam, et d'autre part « l'offense du geste », autrement dit « l’abandon de la génuflexion » un siècle après l’instauration de la prière, c’est-à-dire à l'époque de Charlemagne. À ses yeux, cette « offense du geste » est la plus « grave » des deux[21].

Le thème de la double offense, celle du geste aggravant celle des mots, est confirmé notamment par Pierre Mamie : « Ce glissement fut aggravé, à partir du VIIIe siècle, par le fait que cette oraison, contrairement aux autres intentions qui forment cette prière universelle, ne fut plus précédée ni d’un agenouillement, ni d’une intercession silencieuse[27]. »

Le concile de Trente

Clôture du concile de Trente, attribué à Paolo Farinati

La formulation fut conservée dans le missel romain introduit par Pie V, après le concile de Trente, selon sa bulle Quo primum du [28]. Cela revenait à lui conférer une plus grande valeur, puisqu'à partir de ce moment son utilisation devint obligatoire pour tous les catholiques[29]. Le catéchisme du concile de Trente, examinant le rôle du genre humain dans la Passion, précise que les péchés de l’humanité tout entière sont responsables de la crucifixion[30], la faute et la responsabilité des chrétiens étant plus grandes, car ils sont plus conscients de la gravité de leurs actes[31],[32],[33]. Contrairement à Meliton de Sardes et à d'autres théologiens, le concile de Trente ne porte pas d'accusation de déicide spécifique contre le peuple juif.

Révision de la prière du Vendredi saint

L'année 1808 en Toscane

Selon Sergio Luzzatto, des travaux de Giuseppe Croce indiquent qu'après l'annexion de la Toscane à la France en 1808, Napoléon aurait imposé deux exigences à propos du Vendredi saint : d'une part, les paroissiens devaient prier pour lui en tant qu'« empereur très chrétien », et d'autre part les termes perfidis et perfidiam, jugés trop « injurieux » à l'égard des Juifs, devaient être traduits respectivement par « aveugles » et « cécité »[34]. L'ensemble des évêques de Toscane se déclarèrent d'accord sur ces deux points. Ainsi les évêques de Chiusi et Pienza, de Pescia, de Pistoia et Prato, de Fiesole et de Livourne, le vicaire général de Florence et l'archevêque de Pise envoyèrent-ils des circulaires dans leurs diocèses pour demander la bénédiction de l'empereur des Français et le changement de la formule concernant les Juifs. Cependant, le pape Pie VII s'y opposa : autant il donna son autorisation pour la bénédiction de Napoléon, autant il refusa la modification liturgique au motif que « un tel changement, aujourd'hui, signifierait que l'Église s'est trompée jusqu'ici »[34]. Cette réforme fut donc abandonnée, même si par la suite, au XIXe siècle, plusieurs évêques et prêtres de Toscane s'abstinrent officieusement de prononcer les mots perfidis et perfidiam.

Les années 1920 et les Amici Israel

Pie XI

La révision de l’oraison du Vendredi saint fut à l’ordre du jour pendant l’entre-deux-guerres, en particulier après la création à Rome, le 24 février 1926, de l’Opus sacerdotale Amici Israel, destinée à donner à la politique du Saint-Siège une orientation plus favorable au peuple juif. Il était question notamment de « propager les idéaux du sionisme parmi les catholiques[35] » tout en les encourageant à un « apostolat fondé sur l'amour et la charité[36] ». Cela impliquait la conversion des Juifs, selon la tradition catholique et conformément à la prière Oremus, mais dans une optique différente, définie par le pape Pie XI lors de l'Année sainte 1925[37].

Les Amici Israel étaient uniquement des membres du clergé[38], et dès sa deuxième année d’existence, l'association réunissait 19 cardinaux, 300 évêques et environ 3 000 prêtres[39].

La première mission que se donna l’association consistait à faire supprimer le mot perfidis dans la prière du Vendredi saint. Le pape Pie XI, qui entretenait des rapports cordiaux avec Alessandro Da Fano[40], le grand-rabbin de Milan[41] - dont il avait suivi le cours d'hébreu au séminaire et qu'il reçut plusieurs fois en audience[42] - demanda à la Congrégation des rites d’élaborer une réforme en ce sens. Il chargea Ildefonso Schuster, spécialiste de l'histoire de la liturgie, d'examiner la question[43]. Celui-ci s'avéra favorable à la réforme et sa correspondance montre qu'il considéra l'oraison comme une coutume superstitieuse[44]. La Congrégation des rites émit alors un avis positif et demanda l'aval du Saint-Office[45]. La Curie lui opposa cependant une fin de non-recevoir, assortie d’un refus du cardinal Merry del Val, préfet du Saint-Office, au motif qu’il s’agissait de transformer une prière « inspirée et sanctifiée » par les siècles[46] et exprimant « la répugnance pour la rébellion et la trahison du peuple élu, perfide et déicide »[47]. Ildefonso Schuster fut, quant à lui, contraint de confesser son erreur devant le Saint-Office[48].

Le cardinal Merry del Val

Parallèlement, l'Opus sacerdotale poursuivait ses campagnes en liaison avec les représentants du mouvement sioniste européen, dont Albert Cohen. À l'inverse, sur la question de la création d'un État juif en Palestine, Pie XI préconisait une attitude « réservée »[49]. Selon Philippe Chenaux, une partie des laïcs de l'association en serait venue à souhaiter la création d'une nouvelle religion, une « Église chrétienne juive », ce que le Vatican ne pouvait tolérer[50]. À partir de cette relative « hébraïsation de l'Église » était visée la conversion totale du peuple juif[51].

Ces diverses raisons firent que l'Opus sacerdotale Amici Israel fut aboli le 25 mars 1928 par un décret du Saint-Office[39]. La proposition, mal perçue par le Saint-Office, de changer la prière du Vendredi saint, et la doctrine de l'association, trop différente sur plusieurs points de la théologie encore dominante de l'Église sur le judaïsme, ont entraîné cette suppression de l'Opus sacerdotale[52]. Les partisans de la modification liturgique, parmi lesquels l'abbé Schuster, furent obligés de se rétracter. Toutefois, Pie XI exigea que cette dissolution fût assortie d'une condamnation de la haine envers les Juifs : « Comme il réprouve toutes les haines et les animosités entre les peuples, le Saint-Siège condamne résolument la haine contre un peuple déjà élu par Dieu, haine qu'aujourd'hui on désigne vulgairement sous le nom d'antisémitisme[53]. » Quant à l'abbé Schuster, Pie XI le créa cardinal et archevêque de Milan l'année suivante, en juillet-août 1929.

Après la Shoah : réforme progressive de la prière

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la communauté internationale réagit à la découverte officielle des camps de concentration. Plusieurs personnalités intervinrent alors à titre privé afin d’infléchir l’attitude de l’Église à propos des juifs[54],[55]. Par exemple, « le 12 juillet 1946, Maritain écrivit à Giovanni Battista Montini (futur pape Paul VI) une longue lettre en forme de “supplique”[56]» à la suite du refus du cardinal Hlond et de l'épiscopat polonais de condamner les pogroms, comme celui de Kielce, qui continuaient encore en Pologne. Il était alors ambassadeur de France près le Saint-Siège et agissait en accord avec Charles Journet et d'autres catholiques connus[N 3].

La même année, en 1946, Jules Isaac publia un ouvrage fondamental sur les relations entre juifs et chrétiens : Jésus et Israël. Il y formulait dix-huit propositions pour l'apaisement de ces relations.

En juillet-août 1947, eut lieu la conférence de Seelisberg pour étudier les causes de l’antisémitisme et la responsabilité des chrétiens dans la Shoah. Parmi les participants juifs et chrétiens, se trouvaient Jules Isaac, le grand-rabbin Jacob Kaplan, le grand-rabbin Alexandre Safran, Charles Journet, Jean de Menasce et Paul Démann. Le texte de la déclaration publiée à l’issue de la conférence (les « dix points de Seelisberg ») doit beaucoup aux dix-huit propositions indiquées par Jules Isaac dans son Jésus et Israël[57],[56].

Dans Genèse de l’antisémitisme, Jules Isaac commente l’évolution de l’Église après la conférence de Seelisberg : « Des auteurs catholiques, tels qu’Erik Peterson (qui invoque l’autorité du cardinal Schuster) et surtout J. M. Oesterreicher, se sont appliqués à démontrer que, dans le latin d’église, perfidus ne signifie ni “perfide”, ni “parjure”, ni “déloyal”, ni “traître”, mais “incroyant” ou “infidèle”. » Il ajoute que cette « argumentation », qui n’est « pas pleinement convaincante » à ses yeux, a néanmoins « conduit à un résultat positif qui n’est pas négligeable ». De fait, la Congrégation des rites a émis en 1948 un avis selon lequel « le sens exact de cette expression latine » a été rendu « dans diverses traductions » par « des expressions qui ont paru blessantes à l’égard de ce peuple ». La Congrégation déclare ensuite ne pas désapprouver des traductions telles que « infidélité, infidèles en matière de religion[58] »[59]. Cette déclaration, « d’une extrême prudence », toujours selon Jules Isaac, marque « un changement d’attitude, méritoire, puisqu’elle implique l’intention de réparer le mal commis par un usage plus que millénaire — et d’ailleurs loin d’être complètement abandonné»[59].

En 1948, fut créée la Commission pour la réforme liturgique, en marge de la Congrégation des rites. Elle comprenait huit membres sous la présidence du cardinal Clemente Micara, puis du cardinal Gaetano Cicognani. Son secrétaire était Annibale Bugnini, nommé par Pie XII. Cette commission eut à traiter la réforme du rituel du Vendredi saint (1951) puis de la Semaine sainte (1955)[60].

À la suite de ses travaux, la liturgie connut une première transformation en 1955. Le nouvel Ordo Hebdomadae Sanctae reprit les trois termes qui apparaissaient dans les autres prières du Vendredi saint : « Oremus », « Flectamus genua », « Levate », tandis que le reste du texte était inchangé. Cette réforme consistait donc en un retour au VIIIe siècle, avec la génuflexion et la prière silencieuse. Elle attribuait des titres aux différentes intentions de prière, celle pour les juifs étant intitulée « Pro conversione Judaeorum »[61].Elle fut prescrite par le décret Maxima Redemptoris nostrae mysteria[62], en date du et appliquée pour la première fois lors du Vendredi saint de 1956. Toutefois, certains missels avaient déjà intégré cette modification de manière informelle. Avec ce rétablissement de la génuflexion, comme pour « tous les autres Oremus », Jules Isaac constate : « Voilà donc supprimée l’offense du geste. » Il remarque à ce propos : « Au cours d’une audience pontificale, nous avions attiré sur ce point la bienveillante attention du Souverain Pontife. »[63],[N 4].

En 1959, Jean XXIII supprima les termes incriminés, perfidis et perfidiam, à l’occasion du premier Vendredi saint qui suivit son élection au pontificat. Il officialisa cette décision par une circulaire du vicariat de Rome en date du [64],[62]. Cette mesure fut étendue à l'ensemble de l'Église catholique par un décret du 5 juillet 1959 de la Congrégation des rites[62]. Le missel romain de 1962 utilisa cette nouvelle version[N 5].

Vatican II et Nostra Ætate

Le pape Paul VI.

Le concile Vatican II a réexaminé en profondeur les relations du christianisme avec le judaïsme. Le pape Paul VI a fait une mise au point au sujet des relations avec les autres religions dans la déclaration Nostra Ætate du . Cette déclaration fut largement inspirée par John Maria Oesterreicher, tout comme les « Dix points de Seelisberg » l’avaient été par Jules Isaac.

Les réformes de Paul VI portèrent également sur la prière du Vendredi saint. En effet, « même après la suppression par Jean XXIII de l’adjectif “perfidis”, l’oraison continuait à employer des formules que l’on pouvait considérer comme blessantes pour les juifs[65] ». C’est pourquoi, en 1966, avec le nouveau missel, Paul VI a promulgué une nouvelle prière. Celle-ci fut à nouveau modifiée en 1969 et entra en vigueur à partir de 1970 :

« Prions pour les Juifs, à qui Dieu a parlé en premier : qu’ils progressent dans l’amour de son Nom et la fidélité de son Alliance. (Tous prient en silence. Puis le prêtre dit :) Dieu éternel et tout-puissant, toi qui as choisi Abraham et sa descendance pour en faire les fils de ta promesse, conduis à la plénitude de la rédemption le premier peuple de l’Alliance, comme ton Église t’en supplie. Par Jésus, le Christ, notre Seigneur. »

Cette version est toujours employée aujourd'hui dans la forme ordinaire du rite romain[66]. Elle est ainsi reprise dans la dernière édition typique - l'édition qui fait référence, produite par l'imprimerie vaticane - du missel romain, approuvée en 2000 par Jean-Paul II, et publiée en 2002.

Révision de Benoît XVI en 2008

Le , Benoît XVI, par le motu proprio intitulé Summorum Pontificum facilite l'emploi du missel de 1962 pour ceux qui en font la demande[67].

Concernant la prière du Vendredi saint pour les Juifs, la prière reste inchangée dans l'édition typique de 2002, couramment employée dans la liturgie. La version en vigueur est toujours celle de Paul VI, utilisée depuis 1970. Dans l'édition typique de 1962, les mots perfidis et perfidiam étaient déjà supprimés dans la prière du vendredi saint[68], le début du texte indiquant simplement : « Prions aussi pour les Juifs[69]. »

Cette initiative de Benoît XVI a soulevé de vives inquiétudes dans les milieux juifs[70].

Le grand-rabbin de Rome, Riccardo Di Segni, n’y voit qu’une atténuation cosmétique de l'antijudaïsme de 1570, qui fait reculer d'un demi-siècle le dialogue judéo-catholique[71]. Le cardinal secrétaire d’État Tarcisio Bertone ayant évoqué des prières juives susceptibles de blesser les chrétiens, Riccardo Di Segni a rétorqué que les Juifs n’exigent pas des autres qu’ils se convertissent à leur foi et que leur liturgie ne se réfère plus aux chrétiens depuis des siècles[71]. Il conclut que seul le respect de l’identité de l’autre rend le dialogue possible[71].

La modification de 2008 suscite également des réserves parmi des catholiques[72]lesquels considèrent l'utilisation de cette prière de 1962, dans la forme extraordinaire du missel romain, comme un retour en arrière par rapport à la déclaration Nostra Ætate[73],[70]. C’est pourquoi Benoît XVI a donné, en , une nouvelle version de cette prière aux fidèles utilisant le missel de 1962[66],[74].

Cette version de 2008 fut diversement accueillie dans les milieux traditionalistes ou intégristes qui usent parfois aussi d'une autre prière de conversion pour les Juifs.

Pour plusieurs commentateurs, l’intention de la prière demeure, selon l’ancienne tradition, la conversion des Juifs au christianisme. Selon le père John T. Pawlikowski (en) « cela crée une situation dans laquelle l’Église semble tenir deux discours (celui de la prière de 1970 et celui de la ‘nouvelle’ prière) qui ne sont pas facilement compatibles. Lequel représente la théologie catholique authentique concernant le peuple juif ? »[72].

Abrogation de Summorum Pontificum (2021)

Par le motu proprio Traditionis custodes publié le , le pape François a abrogé Summorum Pontificum.

Adaptations de la prière dans les confessions proches

Communion anglicane

Thomas Cranmer (1489–1556) par Gerlach Flicke (1545), National Portrait Gallery (Royaume-Uni)

L'Église d'Angleterre, indépendante de la papauté depuis le XVIe siècle et dont est issue la Communion anglicane, a conservé pour le Vendredi saint la liturgie du catholicisme dans sa forme originelle, mais elle réunit les neuf suppliques d'intercession dans trois prières (nommées en anglais collects), que la communauté tout entière prononce sans s'agenouiller. La troisième prière comprend les suppliques traditionnelles pour les Juifs, les païens (ici : les « Turcs », c'est-à-dire les musulmans), les incroyants et les hérétiques. Thomas Cranmer, archevêque de Cantorbéry, l'a formulée en 1549[75],[76]. Cette version a été incluse dans le Book of Common Prayer de 1662[77].

Lors de la fondation de l'Église épiscopale qui a suivi l'indépendance des États-Unis, celle-ci a incorporé cette formulation dans son livre de prières (1789)[78]. Depuis environ 1918 certains groupes dans l'Église ont critiqué la phrase concernant les Juifs, les Turcs, les infidèles et les hérétiques, et ils l'ont modifiée. En 1925, par exemple, le diocèse du Massachusetts appartenant à l'Église épiscopale l'a remplacée par cette formulation : « Aie pitié de tous ceux qui ne te connaissent pas[79] ». Lors de la révision du livre de prière, en 1928, l'ensemble de l'Église épiscopale a vu dans cette critique une occasion de remplacer la phrase par : « Prends pitié de ceux qui ne te connaissent pas tel que tu as été révélé dans l'Évangile de ton Fils[80] ».

Dans le livre de prières de l'Église épiscopale de 1979 se reflète une nouvelle fois le mouvement de réforme liturgique du XXe siècle et il inclut, entre autres, une révision importante de toute la liturgie du Vendredi saint. Non seulement la Collecte proprement dite a été fortement abrégée, mais après le sermon on a introduit toute une suite de prières plus importantes sous le nom de « The Solemn Collects ». Ces prières, dans la lignée de celles qui étaient déjà apparues en 1928, ne mentionnent ni les Juifs, ni les Turcs, mais demandent de prier de façon générale (soit toujours à genoux, soit debout, selon ce qui aura été décidé)[81].

L'Église d'Angleterre, il est vrai, n'a pas abandonné le livre de prières officiel de 1662, mais elle a publié en 1980, l'Alternative Service Book, où se trouve de façon atténuée la troisième supplication du Vendredi saint. Jusqu'en 2000 il a été en usage à côté du livre de prière ordinaire de 1662 et a depuis été remplacé par le livre intitulé Common Worship où la prière d'intercession concernant les Juifs ne figure plus[82]. D'autres communautés relevant de la Communion anglicane ont chacune leur propre version du livre de prière, avec des règles différentes à cet égard.

Église vieille-catholique

L'Église vieille-catholique continue la tradition liturgique du rite romain, mais du fait de sa constitution épiscopalo-synodale elle a procédé à des réformes liturgiques dès sa création dans les années 1870[83]. Adolf Thürling, un expert en liturgie, a adapté les textes traditionnels dans une langue plus moderne. Le missel d'autel en allemand qu'il a élaboré en 1888 ne contenait plus de prière d'intercession concernant les Juifs : dans la sixième et dernière supplique d'intercession du Vendredi saint on priait pour l'humanité tout entière afin que «les cœurs aveugles et endurcis s'éveillassent à une vie nouvelle[84]. »

En 1959 a paru un nouveau missel d'autel, pour lequel Kurt Pursch a traduit la plupart des textes du Missale Romanum en s'efforçant d'être le plus littéral possible. C'est pourquoi on y trouve encore la prière d'intercession concernant les Juifs[85] ,[86].Dans le diocèse allemand ce missel était à peine utilisé, même s'il était resté en vigueur officiellement. C'est qu'après la réforme de la liturgie catholique romaine qui avait suivi le concile le rituel vieux-catholique de la messe apparaissait comme dépassé. Pour cette raison, les autorités épiscopales toléraient l'usage du misel d'autel de 1888 et du livre de messe de l'Église catholique de 1970-1975.

En 1995 un nouveau missel a été publié sous le titre Eucharistiebuch et, en 2006 il a été refondu et muni de rubriques. Dans les deux éditions manque la cinquième des huit suppliques « pour ceux qui ne croient pas au Christ », c'est-à-dire une prière d'intercession distincte réservée aux Juifs[87].

Dans l'Église vieille-catholique d'Autriche est en vigueur le missel de 1930 auquel avaient été ajoutées en 1952 des expressions antijuives ; celles-ci ont cependant été supprimées par Bernhard Heitz, évêque de 1994 à 2007[88].

L'Église catholique-chrétienne de la Suisse avait une prière d'intercession concernant les juifs, mais la formulation en était critiquée et elle était souvent omise. Depuis 2008 le nouveau recueil de prières et de cantiques contient dans son deuxième volume une version modifiée[89],[90].

Notes et références

Notes

Références

Annexes

Bibliographie

Articles connexes

Liens externes

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